BoDoï, la newsletter : Orwell, Merlin et Rohmer au rapport
Que lit-on cette semaine ? Et qu'évite-t-on ? L'équipe de BoDoï vous dit tout.
En trois mots
Ou comment tenter de vous convaincre de lire un album en moins de temps qu'il ne faut pour dire "Mille milliards de mille sabords".
Par Mathilde Loire.
COMBATIVE. Un parcours de transition de genre n'est jamais anodin dans une société transphobe. Joanna Foliveli, dans ce témoignage à fleur de peau, oscille entre la tendresse – à son égard, à celui de ses adelphes trans – et le défi, face à un monde qui l'a si longtemps empêchée de se sentir humaine. L'autrice emprunte à l'imagerie chrétienne et médiévale, en détourne les codes pour mettre en scène ses émotions et les luttes qu'elle a dû mener.
POÉTIQUE. Ses figures aux air d'icônes donnent à ce témoignage une allure d'épopée, se déroulant comme une élégie, une ode aux personnes trans, à l'amitié, à la vie et à la dignité. Les mots s'enchaînent dans une calligraphie manuscrite, ornant des images plus symboliques qu'illustratives. « La poésie a sauvé mon existence », écrit-elle ; elle lui permet ici de transformer la douleur en espoir, à affirmer son existence.
AQUARELLE. Ce livre est un très bel objet, où chaque planche ou presque tient en elle-même, comme un recueil d'illustrations. L'autrice a habilement usé des couleurs : le bordeaux domine, dans une palette mêlant bleu, rose, rouge et noir, et ajoute ainsi à la connotation mystique et à l'harmonie visuelle de cette fable puissante.
Humaine. Par Joanna Foliveli. Deux points éditions, 80 p., 18 €.
Un auteur, une planche
Commenter une planche, c’est commencer à entrer dans une oeuvre.
Xavier Coste parle de la page 76 de son nouvel album, Journal de 1985.
Propos recueillis par Benjamin Roure.
“D’habitude, je ne fais que des one-shot, car j’ai trop peur de m’ennuyer à dessiner deux fois les mêmes choses. Mais une fois mon adaptation de 1984 terminée, j’ai eu envie de retrouver les ambiances inspirées par George Orwell, tout en faisant évoluer ma représentation. Je me suis d’ailleurs davantage appuyé sur Nous autres, le roman russe dans lequel Orwell a largement puisé pour écrire le sien.
J’ai imaginé de nouveaux personnages. Le héros Lloyd, physiquement inspiré par le comédien Niels Schneider, va décrire ce qu’il vit et voit dans un journal mental intérieur. Depuis mon 1984, des images de guerre ont afflué, notamment en provenance d’Ukraine, avec des paysages européens dévastés. Elles apparraissent dans mon livre, comme les silhouettes de militaires ou de forces de l’ordre, étrangement absentes de 1984, mais omniprésentes chez nous aujourd’hui… Finalement, cela donne un aspect plus réaliste et contemporain à cette histoire…
Je travaille selon une technique mixte : je commence à dessiner sur l’ordinateur, puis j’imprime cet encrage fin, afin d’y appliquer un lavis et créer des effets de pinceau. Puis je scanne le résultat, et travaille les couleurs. Pour Journal de 1985, j’ai créé une sorte de gris un peu doré, vrai casse-tête pour les imprimeurs, qui donne l’aspect très froid que je cherchais, renforcé par des effets de neige. Pour l’anecdote, j’avais déjà commencé à travailler ces tons gris neigeux quand je préparais une proposition d’adaptation de La Route… qui a depuis été réalisée par Manu Larcenet.”
Journal de 1985. Par Xavier Coste, d’après George Orwell. Sarbacane, 270 p., 29 €.
Pour ou contre
Parce qu’à BoDoï, on n’est pas toujours d’accord.
La Brigade. Par Victor Hussenot. Le Joie de lire, 324 p., 34,90 €.
LE PITCH : En perte de notoriété, le magicien Merlin se lance dans une quête périlleuse, aux côtés de deux acteurs has been. Ensemble, ils vont surmonter des épreuves ahurissantes, dans une mise en scène inventive et ludique, pleine de chausses-trappes et de clins d’oeil.
POUR - Par Benjamin Roure
Victor Hussenot adore jouer avec le medium BD – voir Les Amoureux, Clown ou Voyage en toboggan – en réinventant sa façon de raconter au sein de planches à la structure mouvante. Ici, il va encore plus loin, en bâtissant un véritable parc d’attractions graphique et narratif, fait d’étapes loufoques et ludiques, où les personnages comme les lecteurs vont être amenés à chercher la solution pour poursuivre l’aventure, dans des détails des dessins ou la compostion même des pages.
Dans un monde poétique et caustique sans cesse en mouvement, qui évoque pêle-mêle Fred, Winsor McCay ou Claude Ponti, il rend un hommage sincère et foutraque aux grands récits fondateurs, à la bande dessinée expérimentale et au cinéma comique. Mais sans jamais tomber dans l’exercice de style gratuit, car tout est, au final, cohérent, la forme servant le fond.
La Brigade est un livre jubilatoire, hyper inventif et parfaitement élaboré. C’est tout simplement une des meilleures BD de l’année.
(lire la critique intégrale sur BoDoï)
CONTRE - Par Olivier Pratt :
La Brigade est une BD foisonnante, riche et psychédélique… jusqu’à l’écœurement. Le style graphique si particulier est pour le moins clivant et parfaitement inégal : si certaines planches sont magnifiques (les plus contemplatives), certaines risquent de déclencher quelques crises d’épilepsie chez les plus fragiles. Quant au chara-design, c’est tout simplement une catastrophe de laideur.
La Brigade est aussi (et avant tout) un cherche-et-trouve géant pour adultes, bourré de références et d’éléments plus ou moins dissimulés. Si ce genre de jeu vous amuse, la liste des éléments à repérer est en fin d’album. En revanche, ne cherchez pas de scénario. Censé être une quête aux nombreuses épreuves, l’histoire ne raconte finalement rien, en tout cas rien de cohérent. C’est insupportablement lent, poussif, soporifique.
La Brigade, c’est 350 pages d’errements qui rappellent Claude Ponti sans l’humour ou Fred (Philémon) sans le talent.
Plein les yeux
Parfois, on a juste envie de vous dire que c’est beau.
Par Guillaume Regourd.
Vous ne connaissez pas Robert Sammelin ? Your loss, comme on dit outre-Atlantique où le talent d’illustrateur de ce Suédois fait depuis quelques années le bonheur des éditeurs de Blu-rays, de jeux vidéo ou de disques. Allez voir son travail sur les rééditions vinyl des BO des films de Rob Zombie. Excellent dessinateur, dans un style à la croisée de Paul Pope et de William Vance qu'il manie à la perfection pour croquer bagnoles et héroïnes pulpeuses, ses deux grandes passions, il est aussi un très habile coloriste. Sa spécialité : les décrochages monochromes, pour faire popper un personnage, une case, voire carrément une planche.
Dans Kali sa dernière BD, il en use et abuse, à raison, pour transcender un récit d’action ultra-balisé et en tirer un road movie pétaradant à base de headshots, de dérapages à moto et d’onomatopées retentissantes. Ou comment transformer le Taxi de Luc Besson en Mad Max Fury Road. KABOOM !
Kali. Par Daniel Freedman et Robert Sammelin. Hi Comics, 176 p, 24,95 €.
Une histoire, et au lit !
Focus sur une publication destinée aux enfants.
Par Romain Gallissot.
Pour la reprise, roule ma poule ! La rentrée, c’est toujours la grande aventure. Après une journée d’école bien remplie, avant de se coller aux devoirs, rien de mieux qu’une petite pause lecture pour se donner du courage. Avec les magazines Graou et Georges, petits et grands pourront plonger dans des histoires, des jeux et des activités parfaitement adaptées. Direction le skatepark pour les numéros de septembre afin de travailler son style et perfectionner ses figures. Une bonne façon d’avoir la cool attitude dans la cour de récréation ?
Graou, 44 p., pour les 3-7 ans. Georges, 60 p., pour les 7-12 ans. Maison Georges, 9,90 €.
Radar alternatif
Un regard perçant sur la bande dessinée indépendante et alternative.
Par Benjamin Roure.
Jeanne remplace sa tante concierge pendant les vacances. Un job d’été ennuyeux qui lui offre du temps pour regarder des films et lire des essais sur le cinéma. Jusqu’à ce qu’un jour, elle échafaude une théorie vertigineuse : dans certaines circonstances et avec une minutieuse préparation, elle pourrait effacer la frontière entre réalité et fiction et littéralement entrer dans le film…
Pour sa première bande dessinée, Aude Bertrand marche sur les traces d’Éric Rohmer et de son Rayon vert, et compose un livre étrange qui, s’il s’inspire du cinéma dans ses cadrages ou son découpage façon storyboard, n’est pas un ersatz de film ou un palliatif à un long-métrage trop coûteux. Certes, l’autrice use de procédés du 7e art, mais c’est bien pour créer une BD complexe et mystérieuse, dont la ligne fine et les couleurs subtiles des feutres à alcool apportent un aspect hors du temps, entre deux mondes, le réel et le rêve, le quotidien et le cinéma. Au fil d’une narration hypnotique ne cédant jamais au spectaculaire malgré l’irruption possible du fantastique, le basculement de son héroïne vers une forme de délire psychotique n’en est que plus troublant.
Au travers du rayon. Par Aude Bertrand. Éditions 2024, 194 p., 25 €.
Conseil d’ami
Le coup de coeur d’une autrice ou d’un auteur de bande dessinée pour un album.
Par Atelier Sentô (propos recueillis par Rémi I.).
Atelier Sentô est un duo d’auteurs fins connaisseurs du Japon, à qui l’on doit notamment La Fête des ombres ou le récent Tokyo Mystery Café. Ils vous conseillent Majo no Michi, de Tony Concrete (Dargaud, coll. Combo).
“Majo no Michi est une BD qui nous a ensorcelés.
D’ailleurs, BD ou manga ? Le format est un peu hybride et son titre japonisant est contrebalancé par l’action située à Strasbourg où habite l’auteur.
Nous, ça nous rappelle la manière dont nos mangas favoris tirent le meilleur des décors de la vie quotidienne japonaise pour en faire des espaces propices à l’imaginaire. Il n’est pas rare, en se promenant dans les rues de Tokyo ou de la campagne japonaise, de croiser les effigies de personnages de papier qui y ont vécu. Fiction et réalité sont étroitement liées.
On sent que, comme ses héroïnes, Tony Concrete a exploré à vélo les chemins cachés de sa région. La preuve : il a dessiné un plan à la fin pour nous inciter à faire de même.
Et on serait tentés, tant on suit avec plaisir les aventures (et les galères du quotidien) de ces deux jeunes apprenties sorcières qui hésitent entre petits boulots alimentaires et rituels mystiques pour contrer une étrange malédiction. Quelle est la part de vrai et de faux dans tout cela ? Tony Concrete ne tranche pas et laisse l’imagination du lecteur remplir l’espace entre les cases.
Si vous voulez notre avis, c’est là un bien beau tour de magie !”
À (re)lire sur le site….
Cinq incontournables de la rentrée :
Impénétrable, d’Alix Garin (Le Lombard)
Walicho, de Sole Otero (Çà et là)
On l’appelait Bebeto, de Javi Rey (Dargaud)
Happy Endings, de Lucie Bryon (Sarbacane)
Aux abois, de Michael Furler (Atrabile)
Et toujours :
L’interview de Marie Spénale, autrice de l’envoûtant Il y a longtemps que je t’aime.
L’interview de Jean Crémers, auteur du palpitant Le Grand Large.