BoDoï, la newsletter : censure, croissant et citrouille
Que lit-on cette semaine ? Et qu'évite-t-on ? L'équipe de BoDoï vous dit tout.
En trois mots
Ou comment tenter de vous convaincre de lire un album en moins de temps qu'il ne faut pour dire "Mille milliards de mille sabords".
Par Benjamin Roure.
PEINTURE. En 1919, Otto Mueller peint un double portrait moderne, intitulé Deux filles nues. Le tableau est vendu, exposé, entreposé, censuré, récupéré, célébré… Toile avant-gardiste et propriété d’un collectionneur juif, elle fait partie des oeuvres jugées “dégénées” par le régime nazi, et échappe plusieurs fois à la destruction. C’est tout un siècle d’Histoire meurtrie qui est contée ici, à travers le point de vue de ce tableau.
REGARD. La grande originalité de l’album tient là : au-delà d’être l’objet de l’attention, le tableau est le témoin de ce qui se déroule devant lui, chaque case ne montrant que ce qu’il “voit”. La création en action, le regard fasciné des amateurs d’art, la montée discrète du fascisme en arrière-plan, les visiteurs des expositions d’art dégénéré organisées par les nazis, mais aussi les toiles d’araignée de l’entrepôt ou les lattes de bois de sa caisse de transport. Le procédé n’est pas qu’un exercice de style, il est brillament mené et sert de révélateur à la spirale de folie qui s’empare de l’Europe des années 1930-1940.
CENSURE. Par ce choix audacieux et sa documentation fournie, Luz propose une bande dessinée historique atypique et très politique. Au fil de séquences glaçantes, bouleversantes, tendres ou ironiques, il développe une réflexion nourrie sur la censure, celle de l’art, des idées anticonformistes, des discours dénonciateurs, des images qui bousculent. Les caricatures de Charlie Hebdo sont dans toutes les têtes, évidemment. Enfin, au-delà, Deux filles nues est un des grands livres de 2024, et confirme Luz comme un immense artiste de bande dessinée, en perpétuel renouvellement, toujours à la recherche du dessin porteur de sens.
Deux filles nues. Par Luz. Albin Michel, 192 p., 24,90 €.
Une autrice, une planche
Commenter une planche, c’est commencer à entrer dans une œuvre.
Aude Bertrand est une des révélations de l’année, avec son premier album Au travers du rayon. Elle décrit pour BoDoï la mise en scène volontairement très cinématographique de la planche 19 de son livre.
Propos recueillis par Mathilde Loire.
“On est au début de l'histoire. C'est la première fois qu'on revoit Elie, le garçon en vert, que pour l'instant on a juste vu arriver en tant que nouveau résident, dans l'immeuble où travaille Jeanne, l'héroïne. On comprend qu'il va être important, en tout cas qu'il est intrigué par ce qu'elle fait. C'est aussi à ce moment que Jeanne découvre une théorie qu'elle ne comprend pas encore, sur les passages entre fiction et réalité…
C'est l'été, les fenêtres sont grand ouvertes, les sons circulent, on épie les gens sans faire exprès. Mais je ne voulais pas qu'il ait l'air d'un voyeur ! C'est une image qu'on voit trop souvent dans le cinéma ou la bande dessinée… Dans les premiers croquis, Elie était plus mystérieux, dans l'ombre. On ne le connaît pas encore, on aurait pu le croire malsain. J'ai vite essayé d'éviter cette impression. C'est pour cela qu'il referme vite la fenêtre.
J'ai essayé dans cet album d'introduire des mouvements de caméra. Ici, il est double : un travelling arrière depuis Elie, et un travelling avant dans la fenêtre de Jeanne. J'ai aussi utilisé un procédé courant au cinéma, celui du surcadrage, avec un cadre dans le cadre, qui permet d'isoler un personnage. Là, ils sont chacun chez eux – avant de se retrouver ensemble plus tard. Le fait qu'ils habitent au même endroit est intéressant, ça me permet de faire dialoguer les deux espaces. L'intérieur de Jeanne est à dominante verte, ses rideaux à lui sont orange, ce sont des couleurs complémentaires. Je voulais une dualité entre eux. Elie représente celui qui ancre Jeanne dans la réalité. Ils sont tous deux perdus, avec une passion très forte – elle pour le cinéma, lui la musique. Il est un peu son alter ego, qui ne prend pas le même chemin.”
Au travers du rayon. Par Aude Bertrand. Éditions 2024, 194 p., 25 €.
Une histoire, et au lit en route pour Halloween !
Focus sur des publications destinées aux enfants qui aiment frissonner.
Par Romain Gallissot.
Le fantôme en slip
Eddie le fantôme est dans de beaux draps ! Comment va-t-il pouvoir continuer à terroriser les visiteurs avec un simple slip sur les fesses ? Sacré challenge en perspective. (Marion Puesch - Les Fourmis rouges)
Une folle journée à la fête foraine
Quand une sortie entre amis au milieu des manèges et des attractions se transforme en une inquiétante série de disparitions. (Émilie Chazerand et Anna Wanda Gogusey - La Ville Brûle)
Un tour du monde des fêtes qui font peur
Il n’y a pas qu’à Halloween qu’on s’amuse à se faire peur. De Dia de Muertos, au Mexique, à Setsubun, au Japon, ce documentaire vous fait voyager dans le folklore à faire frémir. (Matt Ralphs et Veronika Kotyk - Phaidon)
Le Grand Livre des ogres
Pour éviter de se faire manger par un ogre, apprenez à les connaître. Cela vous évitera à coup sûr de vous retrouver dans une mauvaise posture. (Benoît Debecker - Saltimbanque)
Un sort ou un bonbon ? Un bonbon ou un sort ?
Vampire ou princesse ? Les 2, mon capitaine ! Dans ce petit roman de la collection Boomerang, la fête d’Halloween est pleine de fausses apparences. (Tristan Koëgel et Charles Mazarguil - Rouergue)
Une histoire illustrée des fantômes
Les fantômes vous fascinent ? Vous n’êtes pas les seuls ! Parcourrez les siècles pour tout savoir des esprits, des spectres et des croyances qui les entourent. (Adam Allsuch Boardman - La Martinière jeunesse)
Non merci
Un album qu’on aurait mieux fait de ne pas lire.
Par Benjamin Roure.
Guns & Gremlins. Par David Hasteda et Guillaume Leblanc. Ankama, 104 p., 19,95 €.
Alors que le Japon est en train de se prendre une monumentale raclée dans le Pacifique en cette fin de Seconde Guerre mondiale, son armée impériale valide l’idée du recours à des attaques kamikazes. Dans le même temps, un de ses officiers ouvre des caisses remplies de magnifiques cocons : à l’intérieur – ce n’est pas une surprise, ils étaient sur la vilaine couverture à écailles –, des gremlins...
Enfin, plutôt des créatures du lac noir miniatures façon Funko Pop déviantes, et pas les bestioles hilares à grandes oreilles du film culte de Joe Dante. Soit, pourquoi pas. Car l’histoire de David Hasteda fait référence au mythe originel des gremlins, issu de l’Histoire de l’aviation. Ça, on l’apprend dans les nombreuses notes qui rythment l’ouvrage.
Rien que ça, des notes encyclopédiques et pléthoriques dans une fiction de série B, on ne voit pas bien l’idée – comment s’immerger dans une histoire qui vise à être haletante si on passe son temps à aller se documenter à la fin du livre? Mais surtout, son scénario de nanar ne tient pas dans la longueur et enchaîne les absurdités (mettre des cocons de gremlins dans les cockpits des chasseurs kamikazes semble être la pire idée du monde). Et le style graphique trop réaliste – à même de séduire l’amateur de BD d’aviation – ne lui correspond pas du tout.
On comprend mieux où est le problème originel de ce projet bancal et lourd, en lisant la postface : il avait été imaginé pour être un chapitre d’un Doggybags, ces anthologies de thrillers ou de récits d’horreur dirigées par Run pour le Label 619, de chouettes histoires de genre denses et léchées, complétées d’un texte informatif. Mais sans aboutir. Là, il devient une BD d’aspect classique, longue, trop longue, et surtout bien trop sérieuse pour un tel sujet et un tel titre...
Vous reprendrez bien du jus de citrouille ?
Une sélection de bandes dessinées pour terrifier vos petits. Si, si.
Par Benjamin Roure.
Émilie Kado et le secret des araignées. Par Antoine Dodé (Éditions de la Gouttière).
Collège Apocalypse T1 L’Accident. Par Lilian et Paul Drouin (Soleil).
Les Soeurs Même pas peur T1 La Sorcière sous le lit. Par Clément C. Fabre (Bayard jeunesse).
Jane face aux sirènes. Par Vera Brosgol (Rue de Sèvres).
Crassouille chasseur de trouille - La Peur du noir. Par Arthur du Coteau (Oxymore, coll. P’tite Luciole).
Boris, Babette et tous les squelettes. Par Tanja Esch (Nathan bande dessinée).
Radar alternatif
Un regard perçant sur la bande dessinée indépendante et alternative.
Par Benjamin Roure.
Dans un Japon de l’année 2050, en proie aux questions migratoires, Kurosawa est un lycéen détonnant, avec une coiffure en forme de viennoiserie sur la tête, toujours prêt à faire des bêtises, à tester des choses, à attirer l’attention. Mais avec un sens de la justice et de la solidarité qui rendrait fier n’importe quel héros de shônen. Un jour, il flashe sur la nouvelle de la classe, originaire d’Inde. Il va tout faire pour la séduire : se venger de ses harceleuses et surtout construire un avion à pédales…
Attention OVNI. Premier album d’un Japonais installé en France, manga étrange publié en sens de lecture français, Croissant amoureux joue les équilibristes entre plusieurs genres : la romance lycéenne, la comédie délirante, le thriller absurde, la critique sociale… Prenant à contrepied les fictions adolescentes stéréotypées de nombre de mangas, il met en scène des jeunes prêts à tout et même aux défis les plus dingues, des coeurs purs au look de faux bad boys. De ce choix naissent des séquences tantôt hilarantes, tantôt bouleversantes, portées par des personnages décalés mais mémorables, comme ce prof d’histoire prônant l’émancipation face à une société trop rigide ou cette fille d’industriel qui met la misère à qui s’approche trop près.
Comme un cousin rigolard d’un Taiyo Matsumoto (Amer Béton), Yasutoshi Kurokami croque la jeunesse japonaise d’aujourd’hui avec une empathie débordante et une inquiétude sourde. C’est aussi bizarre que drôle et beau.
Croissant amoureux. Par Yasutoshi Kurokami. The Hoochie Coochie, 360 p., 25 €.
Les enfants sont les meilleurs lecteurs
Si un enfant vous conseille un livre, on est obligé de le lire, non ?
Lou, 9 ans, a aimé Aurore et l’orc, de Lewis Trondheim chez Albin Michel (le 3e et dernier tome vient de sortir).
“Cette bande dessinée est drôle, parce que les personnages principaux ont un caractère et des mondes différents, ce qui amène des quiproquos inattendus.
L’auteur a beaucoup d’imagination. Il réussit à inventer des blagues en une page et à former une histoire complète sur l’ensemble d’un volume.
J’adore la fin du deuxième tome parce qu'on ne sait vraiment pas ce qui va se passer dans la suite !”
À (re)lire sur le site….
Derniers coups de cœur :
Stacy, de Gipi (Futuropolis)
Haute Enfance, de Néjib (Gallimard BD)
La Tempête, de David Wautier (Le Diplodocus)
Le Dernier Festin de Rubin, de Raw V et Filipe Andrade (Urban Comics)
Carcajou, de El Diablo et Djilian Deroche (Sarbacane)